Il y a quelques jours, j’ai réalisé un dessin étrange, une peinture énigmatique, et sur le moment, je n’ai pas compris la raison d’être de cette représentation. Qu’avait donc bien voulu me dire mon propre esprit ?

 

Ce matin, curieusement, j’ai ressenti comme une présence dans mon salon, comme si cette peinture accrochée au mur souhaitait me parler, me souffler une idée à l’oreille. Alors je me suis assis dans le vieux fauteuil qui faisait face à la cloison et j’ai commencé à étudier le croquis…

 

*

 

Le dessin est là, face à moi. Il me regarde ; il m'appelle. Mais moi, je ne le vois pas...

                                                   

                                                    *

 

La fillette ouvre les yeux. Elle a faim ; elle pleure pour appeler sa mère. Mais personne ne vient ; personne ne répond à son cri. La toile tendue qui la surplombe s'agite mollement sous une brise légère. Il n'y a pas un bruit...

 

                                                    *

 

Mes yeux suivent en silence le trait de crayon qui semble ne plus vouloir s’arrêter. Aux lignes droites succèdent des courbes, gracieuses, infinies, qui dessinent petit à petit un contour imprécis…

 

*

 

Le jeu du vent dans le voile la fait maintenant sourire. Quelques larmes descendent encore paisiblement le long de sa joue. Sa mère est proche, elle le sait : elle ne la voit pas mais elle sent son odeur, cette odeur si familière, cette odeur qui dit "je t'aime"...

 

*

 

Les taches grises ne sont que relief, les dégradés ne sont qu'ombre et achèvent doucement de former le dessin. Oh ! la finition n'est pas encore parfaite : il manque quelques traits de crayon, lancés un peu à la volée, pour donner vie à cette main représentée. Étrangement, toute la paume reste encore vide de graphite : un large espace immaculé demande à être comblé. Alors, posément, la mine de bois vient se placer sur l'absence et commence de nouveau un contour...

 

*

 

La petite fille ne comprend pas ;  elle n'est pas encore en âge de comprendre. Son ventre affamé lui réclame à manger, ses mains se tendent affectueusement vers le ciel où devrait apparaître le visage rassurant tant aimé, mais la mère ne saisit pas ces petits bras qui l'appellent. A la lisière de la forêt, un peu plus loin, les lianes et les grands arbres de la forêt tropicale se balancent doucement dans le vent pour oublier ce qu'ils ont vu...

 

*

 

Une nouvelle fois, le trait poursuit son œuvre, parfois appuyé, parfois très tendre, et forme irrémédiablement une main de bébé...

 

*

 

Une nouvelle fois, la petite fille se met à pleurer. Elle n'aime pas le silence qui règne sur le camp. Elle n'aime pas ce réveil inhabituel qui lui fait peur...

 

*

 

Le dessin est maintenant achevé. Mes yeux sont perdus dans ce qu'il représente. Mon regard évolue de la main d’un père qui enserre la main de sa fille. Soudain une goutte d'eau se forme sur un doigt de l'enfant et glisse tendrement vers sa paume...

 

*

 

Les mains encore peu agiles se baladent dans l'espace que leur autorisent les petits bras. Elles vont de haut en bas, de droite à gauche, dans un mouvement désordonné. Elles dessinent un contour, puis des reliefs, puis des ombres, qui écrivent une angoisse, une absence, une incompréhension, et qui disent "Maman, j'ai faim ! Maman, j'ai peur ! Prends moi dans tes bras !"

 

*

 

Le tableau est un grand cri ; je le sens. Mais c’est un cri d'espoir qui se dégage de ces deux mains ouvertes vers le monde. Je ressens la chaleur du message que me chuchote le croquis...

 

*

 

La petite fille vient de toucher quelque chose de chaud et gluant qui se tient contre elle. Elle aime ce contact, inconnu, mais rassurant car agréable. Elle n'a pas encore le réflexe de tourner la tête pour voir ce que c'est ; elle n'est pas encore en âge d'associer ses mouvements avec le monde qui l'entoure...

 

*

 

La goutte d'eau s'est immobilisée dans la paume de l'enfant. On dirait une larme… Le dessin est là, en face de moi. Il me regarde ; il m'appelle. Mais moi, je ne le vois pas...

 

*

 

Sa mère est bien là, auprès d'elle. Elle est morte et elle saigne ; c'est la guerre qui a voulu ça. Mais la petite fille ne le sait pas...

 

*

 

Quelque part, dans le vent froid du nord, une forêt de sapins s'est endormie. Des flocons de neige se sont écrasés silencieusement sur la montagne alentour. Il n'y avait pas un homme, pas un cri, pas une vie, pas un bruit... juste un lugubre oiseau noir, posé sur une branche, immobile...

Soudain, une minuscule lumière a traversé la couche nuageuse et est descendue du ciel pour venir danser devant le regard fasciné de l'oiseau. Cette éclat de vie disait : "Ne reste pas là ! Ne reste pas seul ! Suis moi là où ton cœur se libérera !"

Le corbeau s'est agité alors. Il a secoué ses ailes pour en faire tomber la neige. Il a pris son envol vers les nuages et a enfin quitté ce monde perdu.

Cet oiseau, c'était moi.

 

*

 

Très loin de là, le soleil a commencé à tout brûler avec ses rayons. Les animaux se sont couchés à l'ombre des baobabs et ont écouté le silence du camp. Même la terre ocre qui recouvrait le sol s'est mise à suer sous la pression de la canicule. Il n'y avait plus un homme, plus un cri, plus une vie, plus un bruit... Juste un grand oiseau blanc posé sur une branche, immobile...

Soudain, les pleurs d'un enfant ont réveillé ce monde mort. Le grand oiseau blanc s'est envolé à ce bruit inconnu et en passant au dessus de la toile tendue, une plume s'est détachée de son aile. Elle est venue se poser sur la joue de l'enfant. Celui-ci a aimé la caresse.

Cet oiseau, c'était moi.

 

*

 

Très loin de moi, au plus profond d'un monde que je ne connais pas, une petite fille est couchée sous une toile qui la protège du soleil. Elle est l'unique survivante d'un camp de réfugiés que la guerre a décimés. Sa main est recouverte du sang de sa mère, liquide chaud, gluant et agréable au toucher...

Sur sa joue, la plume noire d'un grand oiseau blanc continue sa caresse pour la faire patienter... en attendant que la mort vienne la chercher...

 

*

 

J'ai dessiné ma main, grande ouverte vers le monde... et à l'intérieur de celle-ci, j'ai dessiné la sienne... pour pouvoir la sauver...

(Conformément aux conventions internationales relatives à la propriété intellectuelle, cette oeuvre est protégée. Pour toute utilisation, merci d'en demander l'autorisation au titulaire des droits. IDDN.FR.010.0107072.000.R.P.2006.035.30620)

 

Accueil 

L'art messager