Ce soir-là, mes parents m'avaient exceptionnellement autorisé à aller assister aux festivités de Loubrac. Devant mon insistance mon père avait fini par céder, ce qui était fort rare chez lui. Alors je m'étais rendu sur la place d'où provenait un petit air d'accordéon.
Je déambulais tranquillement dans les rues du village lorsque, soudain, une douce voix m'avait appelé derrière moi : C'était elle ! C'était Aurélie ! Sa robe bleue flottait dans la brise et soulignait avec une délicatesse infinie son beau bronzage d'été. Ses cheveux étaient maintenus à l'aide d'une barrette et à les voir ainsi, si fins, si légers, je ressentais au fond de moi comme une envie de les respirer, comme un besoin d'y enfouir mon visage et de ne plus jamais le retirer afin que d'éventuelles odeurs étrangères ne puissent venir ternir ce doux parfum de bonheur. Ses bras nus laissaient apparaître le petit bracelet de cuivre que je lui avais offert l'année précédente. J'avais remarqué immédiatement ce détail et mon cœur s'était alors mis à battre un peu plus fort. Tout en elle exhalait la fraîcheur, la légèreté, la spontanéité, et je me plaisais à rester serré contre elle afin de profiter de cette essence de vie qu'Aurélie diffusait autour d'elle.
Nous nous étions assis côte à côte sur le muret de pierres qui bordait l'église, et, sans rien dire, nous avions regardé les gens rire et danser. Puis au bout d'un moment, alors que la fête battait son plein et que la nuit commençait à envelopper Loubrac et ses habitants, Aurélie s'était penchée vers moi et elle m'avait dit :
- J'en ai marre ! J'ai envie d'aller ailleurs !
Immédiatement mon esprit avait su où emmener la jeune fille pour lui faire plaisir. Je l'avais alors entraînée vers la colline, afin qu'elle puisse découvrir mon repaire et ainsi partager mon secret. J'étais sûr que ce cadeau que je lui faisais lui permettrait de mieux cerner la force de mes sentiments, même si je ne doutais pas un instant qu'elle ait compris mon cœur depuis quelques temps déjà.
Sur le chemin, prétextant qu'elle ne voyait rien, elle m'avait pris la main. Mes pensées s'étaient emballées et je m'étais alors fait la réflexion qu'un Q.I. élevé, ça ne servait à rien pour les choses de l'Amour ! Je me sentais idiot, apeuré, timide, mais pourtant j'étais heureux, heureux comme jamais je ne l'avais été.
La chaleur de la journée s'était doucement mue en une fraîcheur agréable et j'avais réellement eu l'impression d'être au paradis lorsque nous nous étions allongés près de la croix. Celle-ci avait accumulé dans ses pierres les rayonnements du soleil de l'après-midi et restituait maintenant cette énergie avec une délicatesse étonnante. Je me souviens avoir posé la main sur le monument et avoir laissé cette tiédeur pénétrer mon âme.
Nous avions longuement regardé les étoiles, attendant chacun que l'autre fasse le premier pas. Puis, le signe ne venant pas, je lui avais alors dit, en essayant de garder un timbre de voix le plus naturel possible, que j'avais mal au dos. Je m'étais donc tourné vers elle, toujours allongé sur le sol. Aurélie avait bien sûr profité de l'occasion pour en faire autant et nous nous étions retrouvés l'un face à l'autre, le cœur battant, elle me regardant dans les yeux, et moi, je dois l'avouer, louchant sur sa culotte de coton que sa robe avait délicatement dégagée. Puis, subitement, sans même me laisser le temps de lui répondre, elle m'avait dit "je t'aime" et avait posé sa bouche sur la mienne.
Je crois que c'est ce soir-là que j'ai compris qu'il existait deux formes d'intelligence : une pour les maths, la logique et la compréhension ; une autre pour la vie. Et Aurélie devait avoir un Q.I. très élevé pour l'intelligence de la vie!
La Croix de Loubrac |