Salut. Je m’appelle Justin. Le reste n’a pas beaucoup d’importance, ça ne vous apprendrait rien. Parfois, il vaut mieux ne pas connaître les gens pour parvenir à les comprendre. Les visages sont trop souvent comme des livres que l’on juge uniquement à leur couverture sans prendre le temps de les feuilleter. Du coup, l’indulgence est une vertu qu’on accorde plus aisément au faciès poupon d’une jeune fille qu’aux traits durs et ciselés d’un ouvrier. Bref, l’habit fait le moine, il faut en convenir, or, dans ce qui va suivre, je suis déshabillé.

 

Avant de me lancer dans le récit de mon aventure, il me faut préciser une chose : il est un personnage très énigmatique qui apparaîtra bien vite dans mon histoire et qui se nomme l'accrocheur d'étoiles. Au-delà de l’image d’Épinal que chacun aura tôt fait d’inventer en entendant ce nom, je veux vous promettre que cet être est réel. Bien sûr je suis conscient que cette affirmation bousculera pour bon nombre d’entre vous vos certitudes. Pourtant je vous prie de me croire : l’accrocheur d’étoiles existe puisque je l'ai rencontré. Ça s'est passé pendant mon sommeil, après une longue journée passée en Bretagne avec un de mes amis. Je vous parle de la Bretagne, mais en fait je crois que ça aurait pu être n'importe où ailleurs... à la condition absolue que ce soit une terre de légendes, bien sûr, car l'accrocheur d'étoiles ne se montre qu'aux esprits rêveurs, qu'aux âmes itinérantes qui aiment emprunter les chemins de l'irréel. Si la Dame à la grande faux n'est pour vous qu'un symbole, une image donnée à la mort, si les arbres ne sont pour vous que des végétaux qui n'ont pour rôle que de permettre la symbiose de notre monde, si le vent ne vous raconte jamais d'histoires, alors je crois que vous n’aurez jamais l’opportunité de croiser le chemin de l'accrocheur d'étoiles. Non pas que cet homme soit imaginaire – je me permets d’insister,  mais ce qui l'intéresse ce sont les rêves, les images de l'esprit, et son rôle est justement de nourrir nos songes avec nos sentiments, de permettre la fusion entre notre cerveau, ses pensées, ses envies, et la réalité de nos vies quotidiennes : une grande vasque dans laquelle sont plongés tous nos désirs et dont ne ressortent que des espoirs sous forme d'étoiles accrochées dans le ciel.

 

J'avais donc rejoint mon ami Yann du coté de Brest, juste le temps d'un week-end. J’avais besoin de reposer mon cerveau endolori à l'approche de ce qui aurait dû être le second anniversaire de ma séparation… Je ne vous l’ai pas encore dit ? Je vis seul. Pas encore la trentaine et déjà séparé ! Une sale histoire que cette rupture ; un  plongeon vertigineux vers les enfers. Être descendu plus bas que terre constitue souvent les prémices d’un auto avilissement destructeur, et croyez-moi, je sais de quoi je parle. Mais laissons en arrière ce passé douloureux et revenons plutôt au récit qui nous intéresse.

 

C'est donc le jour béni où je me rendis sur Brest que je vis Coline pour la première fois : j'avais croisé rapidement son regard, sans y prêter beaucoup d’attention et je dois avouer qu'à ce moment là je n'y avais rien noté de particulier. Il faut dire que mon cœur restait accroché à mon passé et semblait ne plus vouloir battre pour quiconque, si ce n'était Silène, cet être de vent que je me complaisais à imaginer réelle.

Silène ? C’est la petite fille que j’aurais aimé aider à grandir si mon ex ne m’avait quitté pour un autre. Oh ! rassurez-vous, je ne vais pas m’étendre sur mes malheurs car je sais bien que la détresse d’autrui n’intéresse que ceux qui en vivent. Néanmoins, pour que vous puissiez appréhender la suite de cette aventure, je me dois de vous livrer quelques éléments importants : deux ans auparavant, ma femme m’avait quitté pour un de mes amis. Presque la quarantaine, beau parleur, avec un physique quelconque, j’en avais conclu que durant les sept années passées aux cotés de mon ex, j’avais sans doute été bien en dessous de ce qu’elle attendait... Passons !

Contrairement à ce que j’avais d’abord pensé, cette rupture ne m’avait pas vraiment anéanti. Oh ! mon ego avait évidemment subi un revers qu’il n’était pas prêt d’oublier, mais l’idée de vivre sans elle ne me terrorisait pas : j’étais jeune, l’avenir était devant moi. Tout aurait donc pu être très simple s’il n’y avait eu ce désir d’enfant ancré tout au fond de moi. Deux ans que nous essayions de faire ce bébé. Deux ans d’attente, de branlettes dans des flacons, d’espoir, de courbes de température, de rires et de pleurs. Deux ans pour finalement en arriver là.

Assez bizarrement, il faut l’avouer, je n'avais pas eu la force "d'enterrer" cette petite fille, ma fille, que j'avais si longtemps désirée et attendue. Mon cerveau avait complètement refusé de la voir disparaître de mon avenir et par l'intermédiaire de quelques pages que j'avais écrites je l'avais rendue vivante en m'adressant à elle, comme si elle était là, près de moi, comme si elle pouvait m'entendre, comme si elle était née. En toute logique, les docteurs et psychologues que j'avais rencontrés avaient cligné plusieurs fois de l’oeil et m'avaient demandé de faire le deuil de cette enfant qui n'avait jamais été conçue. Pourtant je n'avais pas vraiment réussi à m'en séparer : je crois que dans mon esprit, tout en sachant qu'elle n'était pas réelle, Silène existait quand même quelque part. Je ne voulais pas qu'elle meure, je ne voulais pas être seul...

 

Bon, je me suis égaré, une fois de plus. Revenons plutôt en Bretagne...

 

Par l'intermédiaire d'un apéritif pris entre voisins de camping, j'avais au cours de la soirée appris à mieux connaître Coline, cette jeune fille qui semblait vivre simplement pour elle-même sans se soucier du regard des autres. Son visage était surmonté de longs cheveux couleur de feu qui mettaient en valeur ses jolis yeux noisette. Sa peau paraissait douce et exhalait une pureté et une fraîcheur propre aux jeunes filles de vingt ans. Il émanait de sa personne une sérénité et un calme absolu. Pourtant, toute sa vie semblait être entourée de mystères. Avait-elle des besoins ? Avait-elle seulement des envies ? Rien ne laissait transparaître la moindre parcelle de son caractère et de son histoire propre. Tout juste appris-je qu'elle vivait en Auvergne et qu'elle passait là ses vacances en compagnie de deux de ses copines. Étonnamment, sans même la connaître, je ressentis très rapidement un sentiment que je pensais avoir oublié depuis longtemps : c'était un désir de la tenir dans mes bras, simplement être serré contre elle, pour lui apporter un peu de chaleur, un peu de tendresse et pour recevoir beaucoup de complicité.

Un peu plus tard dans la soirée, alors que chacun regagnait sa tente pour aller se coucher, je m’étais attardé sous le ciel étoilé. La chaleur de la journée passée était encore très présente et il était vraisemblable que la température sous les toiles devait être étouffante. J’étais bien, là, dans l’obscurité, assis sur mon rocher, un brin d’herbe entre les dents, à observer le va-et-vient des campeurs vers les sanitaires. Puis, au fur et à mesure que le temps s’était écoulé, ces mêmes campeurs s’étaient enfermés dans leurs caravanes. Tout doucement, le silence s’était fait. Seuls les rires lointains d’un petit groupe d’ados venaient de temps à autre concurrencer le ressac de la mer située à quelques centaines de mètres de notre emplacement. Il était plus de deux heures et à mon tour j’allais rejoindre ma tanière lorsqu’à proximité j’entendis le zip caractéristique d’une fermeture éclair. Silencieux, je repérai rapidement la tente fautive. C’était celle de Coline. La jeune fille, souffrant visiblement de la chaleur, entrouvrait un des pans de sa canadienne. Elle ne m’avait pas vu. C’est alors que sous la clarté de la lune j’aperçus sa poitrine offerte à tout vent. Ô joie ! la belle était nue ! Mon esprit fut immédiatement frappé par les deux petits seins délicieux qu’elle exhibait à mon regard sans même sans rendre compte. Comme c’était beau ! Comme j’eus aimé à cet instant pouvoir les embrasser ! Hélas, Coline se recoucha rapidement et je restai penaud avec pour seul regret celui de ne pas être son sac de couchage. J’attendis une bonne heure sans esquisser le moindre mouvement afin d’être sûr que la muse se fût endormie puis je rejoignis ma propre tente. Il va sans dire que je ne m’endormis pas immédiatement. Les images tournaient et tournaient dans mon esprit me rendant chaque seconde plus amoureux. Je revoyais sans cesse son ventre plat de midinette que j’imaginais doux et chaud, ses hanches sublimes qui se perdaient dans le couchage et surtout ces deux petites poires, à la fois si fragiles et si tendres, dont je jalousais déjà les mains qui un jour les caresseraient. Petit à petit l’érotisme et la sensualité des images de mon esprit laissèrent place à un sentiment nouveau, quelque chose de très profond qui me titillait le ventre. C’était l’envie de poser mes lèvres sur sa joue, puis sur sa bouche. J’avais besoin de tendresse, loin de toute sexualité ou  de toute autre idée lubrique. J’étais amoureux, à n’en pas douter.

 

Pendant les quelques heures nocturnes qui restaient, profitant du fait que tout le monde dormait, mon esprit s'était évadé vers les impressionnantes falaises de granit qui bordaient la cote, à quelques centaines de mètres du camping. Je m’étais imaginé voler très haut, être devenu un fantôme qui se serait baladé dans le ciel breton à la recherche de sa réalité passée. J'apercevais, au dessous de moi, le petit chemin qui passait par la forêt et qui joignait notre campement au sentier qui longeait la mer. Je voyais, au loin, les lumières de quelques grands bateaux de pêcheurs, petites lucioles égarées sur l'océan noir d'une nuit calme, étincelles de vie qui apparaissaient et disparaissaient au gré du ressac marin. Je m'étais assis le long d'un gros rocher qui surplombait le vide et qui me protégeait du vent. Tout en bas, les vagues venaient s'allonger sur le sable frais d'une petite crique, sans discontinuer, pour permettre à la vie de continuer son œuvre : l'eau s'étirait doucement sur la pente mouvante et, en repartant vers le large, elle emportait avec elle tous les souvenirs que les gens étaient venus déposer là : il y avait la joie d'un petit garçon qui avait rencontré ici, pour la première fois de sa vie, la mer et son cortège de plaisir ; il y avait le bonheur d'une adolescente qui venait de découvrir l'amour avec un jeune homme inconnu rencontré le jour même ; il y avait aussi les larmes d'une mère qui était venue prier pour son fils disparu dans une tempête. Toutes ces pensées s'éloignaient doucement, se laissant ballotter par les courants et dessinant sur l'eau une multitude de petits éclats en reflétant la lumière de la lune.

 

Je contemplais donc ce paysage magnifique tout en me délectant de l'ambiance particulière que possède une belle nuit d'été, lorsque je pris soudainement conscience d'une présence à mes cotés. Je sursautai en me redressant d’un bond. Un homme était assis là, les jambes pendues dans le vide. Il semblait contempler la mer quelques mètres en contrebas et paraissait ne pas m’avoir vu. Pourtant, là où il était situé, il ne pouvait décemment m’ignorer. Que voulait-il ? Qui était-il ? Quand était-il arrivé ? Trop de questions se bousculaient dans ma tête sans que je ne parvienne à en formuler une seule. L’homme avait les mains fripées, comme celles d’un vieillard, mais je ne pouvais distinguer son visage, caché dans l’ombre d’un chapeau. Il était vêtu d’une grande gabardine noire qui jurait avec la douce moiteur de cette belle nuit d’été. J’allai ouvrir la bouche quand celui-ci me devança :

— Assieds-toi, Justin. J’ai une longue histoire à te conter.

Chacun imaginera sans peine le choc que je ressentis soudainement. Mon cœur s’accéléra dans ma poitrine : l’homme savait qui j’étais !

— Qui êtes-vous ? On se connaît ? parvins-je à balbutier.

— Assieds-toi et écoute plutôt. Tu me poseras toutes les questions que tu voudras plus tard.

Le ton employé était ferme mais rassurant. L’inconnu avait une très belle voix, un timbre grave qui conférait aux paroles prononcées une assise particulière. Comme mû par un filin, je m’assis à coté de l’individu. Pas un moment celui-ci ne tourna la tête. Il continua de scruter l’horizon et commença à me conter une bien belle histoire...

 

Le journal de Justin