Comment introduire au mieux cette extraordinaire aventure que j’ai vécue il y a quelques années de cela, aventure qui, n’ayons pas peur des mots, a proprement bouleversé ma vie ? Peut-être en me présentant à vous, cher ami lecteur, afin que vous puissiez juger, en toute bonne foi, de mon intégrité d’esprit et de mes facultés mentales ! Car il est évidence qu’une fois parcouru ces quelques pages, vous n’aurez de cesse de remettre en question la véracité de mes propos, sauf, bien sûr, à être, comme moi, doté d’une âme rêveuse et prompte à l’imagination !

 

Qui suis-je, donc ? Le narrateur de cette histoire ? Assurément ! Un témoin crédible et digne de confiance ? Indubitablement ! Le seul et unique sauveteur du royaume de Noël ? Incontestablement !... Mais en annonçant cela, j’anticipe déjà le récit que je vais vous faire dans les pages qui suivent, récit dont je me porte garant auprès de votre esprit que je devine par avance suspicieux !

 

Qui suis-je, alors ? Un homme ! Un simple homme, en tout point semblable à celui que vous êtes vous-même, pour peu que le créateur vous ait fait naître avec un chromosome Y ! Un homme avec ses forces et ses faiblesses, avec ses joies et sa souffrance, avec son quotidien et ses souvenirs…

 

Je me prénomme Marin.

 

Au moment où commença cette histoire, j’étais dans la rue : je menais une vie bien terne, entouré de mes compagnons de misère, clochards tout comme moi ! Oh ! n’allez surtout pas imaginer que je vous raconte cela pour que vous vous apitoyez ! Je n’ai jamais eu besoin de la compassion des autres ! Mais connaître mon passé est indispensable à qui veut pénétrer dans les tréfonds du récit ! Je n’y suis pour rien ; c’est ainsi !

 

SDF, vagabond, mendiant, appelez-moi comme bon il vous semblera, le fait est que je n’avais pas atterri là par hasard : quatre ans auparavant, j’étais père de famille aimant et protecteur, comme tout un chacun. J’habitais Nantes, cette grande ville bretonne, terre d’accueil de la duchesse Anne de Bretagne par le passé, et possédais un petit pavillon propre à susciter l’admiration de mon entourage ! Marié à un beau brin de fille prénommée Romane, l’existence avait eu l’extrême délicatesse de m’autoriser deux enfants que j’adulais : Kevin et Emma ! L’un avait les yeux verts de sa mère, ce qui lui conférait un charme dont, à huit ans, il abusait déjà ; l’autre était pourvue d’une malice qui serait venue à bout du plus fouettard des géniteurs ! Tous deux faisaient de toute façon ma fierté et composaient, avec leur mère, ma seule raison de vivre…

 

Un jour maudit d’automne, il y eut cet accident, mortel, impitoyable, qui me laissa seul sur cette terre ! Comment aurais-je alors pu surmonter la douleur qui fut la mienne dans ces temps difficiles ? Quand on a connu la tendresse d’une joue d’enfant qui vient se poser contre la sienne, quand on sait ce qu’est la douceur de deux petits bras qui vous enlacent le cou, quand on a partagé de longs moments d’intimité avec la chair de sa chair venue se confier le temps d’un chagrin, alors l’absence en devient d’autant plus sordide, la solitude en devient d’autant plus pesante, la tristesse en devient d’autant plus intense… Seul l’espoir parvient encore à sauver l’étincelle de vie qui reste en soi.

 

Combien de fois me posai-je la question de savoir ce qu’étaient devenus Romane, Kevin et Emma ? Etaient-ils réunis dans un quelconque paradis éternel ? Avaient-ils encore une âme ? Un visage ? Pouvaient-ils percevoir les choses telles que moi-même je les percevais ? Je l’espérais du fond du coeur… Imaginer que tout était définitivement terminé m’était chose inconcevable !

Je feignis donc de croire en un Dieu, un être suprême, une entité supérieure qui m’autoriserait un jour à rejoindre mes enfants dans cet autre monde, ne serait-ce que pour me permettre une nouvelle fois de ressentir la chaleur de la main de ma fille se posant sur moi ou  entendre le rire si tendre de Kevin, mon gamin qui me manquait tant…

Parfois, lorsque j’étais perdu au plus profond de mes pensées, je tentais de saisir entre mes mains le visage de Romane qui me faisait face. Avec une douceur infinie, j’allongeais le bras pour lui caresser la joue tout en lui souriant. Hélas, mes mains rencontraient invariablement le vide, l’absence, le néant. Le visage aimé s’estompait inexorablement et je me retrouvais seul !

 

Petit à petit, au fil des années, j’avais sombré ! Abandonnant toute lutte, je m’étais laissé aller à une existence de pauvre hère, une survivance désintéressée qui m’avait conduit à quitter Nantes, la belle ville bretonne ne m’offrant plus aucun espoir de pouvoir oublier ce passé heureux et chéri qu’elle avait accueilli. J’avais donc pris un baluchon, un beau matin d’automne, et j’étais parti sur les routes, marchant au gré du vent, ne sachant pas du tout où mes pas me mèneraient. Après quelques mois de pérégrinations sur les chemins de France, j’avais posé mes fesses dans cette rue, sous ce porche protecteur, dans cette ville inconnue qui m’apparaissait alors comme un lieu possible de renaissance et de reconstruction. Cette contrée eût pu s’appeler Bordeaux, Toulouse ou Lille, peu m’importait : j’y étais bien ! C’est d’ailleurs sur cette vaste scène de théâtre que je rencontrai mes compagnons de misère, vous savez, ceux que j’ai déjà évoqués précédemment ! Ah ! les copains ! Certes, ils ne sentaient pas bons, mais cela ne me dérangeait pas ! De toute façon, cela faisait bien longtemps que je devais dégager, moi aussi, une odeur pestilentielle ! Note bien, ami lecteur, que j’en retirais un avantage certain : personne ne venait jamais me déranger dans mon abri de carton !... Sauf peut-être Caroline ! Mais je vous parlerai de cette fille un peu plus tard…

 

À cette époque, les copains m’affublaient encore du sobriquet "l’ingénieur", rapport à l’intelligence qui, parait-il, était la mienne ! Ce devait certainement être une résurgence de mon autre existence, celle d’autrefois ! J’en concluais que l’alcool et la rue n’avaient pas encore grignoté la totalité des préceptes et des connaissances qu’on m’avait inculqués par le passé !

Je ne devrais sans doute pas le dire mais, à ce moment-là, ça ne me déplaisait pas vraiment qu’on me nommât ainsi : ça me distinguait un peu de tous ces pauvres hères, imbibés de boisson, qui hantaient mes jours et mes nuits ! "L’ingénieur" : ça sonnait bien ; ça faisait savant ! Ça me permettait surtout de croire que je ne finirais pas comme eux !

 

Parfois, la brigade de nuit du Secours Populaire me rendait visite pour voir si tout allait bien ! Toujours sympas, toujours prévenants, ils ne rechignaient jamais à la tâche, aussi ingrate fût-elle ! Parmi tous ces bénévoles, il en était une qui avait ma préférence : Caroline ! Une fille gentille à un point qu’on n’eût même pas imaginé ! Toujours un petit mot, une grimace, un regard qui vous disait « courage ! Garde la tête hors de l’eau ! Il y aura un temps meilleur pour toi ! »

Elle avait les yeux qui pétillaient constamment de bonheur, comme un petit ciel étoilé au-dessus d’un champ de bataille ! Agée d’à peu près la trentaine, les cheveux bruns coupés au carré et le nez retroussé, on distinguait un peu d’embonpoint sous sa veste de travail. Pour autant, son visage rougi par le froid exprimait la grâce et c’était bien là la seule chose qui importât ! En tout cas, de tout le temps que je côtoyai cette muse, je ne parvins jamais à déterminer ce qui me réchauffait le plus : la soupe qui brûlait mon gosier ou son sourire qui brûlait mon esprit…

 

Installé comme un pacha dans cette vie de vagabondage, je n'en restais pas moins malheureux lorsque je repensais à mes enfants décédés. Quatre ans après leur mort, je n’arrivais toujours pas à me persuader qu'ils n'étaient plus là, que leurs visages étaient maintenant décomposés dans des cercueils à trois mètres sous terre et que je ne les reverrais plus… J’aurais tant souhaité pouvoir ressentir à nouveau leur caresse, cette chaleur si douce, si tendre…

 

Parfois, vivre devenait tellement difficile que je me retenais de respirer ! Bien sûr, c’était stupide et ça n’avait aucune utilité ! Mais, ainsi avais-je l’impression d’être un peu plus proche d’eux, de commencer enfin le voyage qui me ferait les rejoindre un jour! Je prenais mon souffle et, subitement, je bloquais ma respiration, essayant de tenir le plus longtemps possible ! Qui sait, peut-être Kevin et Emma m’apercevaient-ils de là-haut ? Peut-être Romane me souriait-elle ? Peut-être étaient-ils tous les trois témoins des efforts que je faisais pour pouvoir être avec eux ?

 Lorsqu'au bout de quelques minutes je sentais l’asphyxie me gagner, lorsque mes poumons demandaient à nouveau à se remplir de cet oxygène que je détestais, alors je me mettais à pleurer, seul sous mon porche, comme l’eût fait un gamin qu’on venait de punir…

 

Le jour où toute cette aventure débuta, je venais de prendre une profonde inspiration…

 

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Le Murmure de Noël