Avec d’infinies précautions, elle poussa la porte qu’elle venait tout juste de crocheter. Un léger grincement se fit entendre, heureusement insuffisant pour réveiller qui que ce soit. Elle promena sa torche dans la pénombre et découvrit un long couloir aux murs immaculés. Trois mètres plus loin, sur la droite, se découpait une première porte. Puis, décalée de deux mètres, sur la gauche cette fois-ci, une seconde embrasure apparaissait. Enfin, tout au fond du corridor, un bel escalier de bois invitait à monter à l’étage. Rapidement son regard fut attiré par un vieux béret noir suspendu à une patère métallique près de l’entrée, un béret usagé, de ceux que seuls les vieux portaient encore. Au sol, à l’aplomb du portemanteau, une paire de godillots de randonnée était adossée à la plinthe laquée, témoignage probable de la présence du propriétaire. À cette vue, son cœur se mit à battre un peu plus fort. Elle focalisa son attention sur les chaussures : leur style traduisait l’âge avancé et le sexe de celui qui les portait ; leur usure prononcée dénonçait un attrait évident pour la promenade ; leur pointure, quant à elle, affirmait à coup sûr la faible constitution de leur propriétaire. L’habitant des lieux était manifestement un vieillard, de taille plutôt petite et vraisemblablement féru de randonnées. Elle eut alors la conviction qu’elle ne s’était pas trompée en choisissant de pénétrer dans cette maison-ci plutôt que dans une des nombreuses autres de la ruelle.

Telle une ombre malfaisante, elle avança à pas feutrés dans le couloir, après avoir pris soin de refermer la porte derrière elle. Les battements de son cœur s’accélérèrent, presque à l’en étourdir. Arrivée à proximité de la première porte, elle dut même poser la main sur le mur pour ne pas basculer. Surtout, ne pas flancher ! Elle observa alors quelques secondes de pause, la tête et le dos appuyés contre la cloison blanche. Le stress était mauvais conseiller, elle le savait : il convenait de prendre le temps de gérer ses émotions. La sueur détrempait maintenant son tee-shirt rouge et contribuait sans aucun doute aux nombreux frissons qui lui parcouraient l’échine. Le vêtement humide collait à la peau et dessinait sans pudeur une poitrine ferme mais peu développée. Une odeur âcre et acide lui chatouilla les narines. Comme elle aurait aimé prendre un bain une fois rentrée. Un bain tiède, avec des huiles essentielles pour adoucir sa peau. Mais c’était pour elle chose impossible. Malgré les circonstances, l’idée la fit sourire...

Au bout de quelques minutes, rassérénée, elle se pencha enfin par l’ouverture : une cuisine luxueuse au design épuré s’offrit à la lueur blafarde de la torche. Bien sûr à cette heure tardive il n’y avait pas âme qui vive dans la pièce. Elle remarqua néanmoins les vieux volets de bois restés entrouverts et camoufla la lampe sous son vêtement. Dans une obscurité maintenant quasi absolue, sans un souffle, elle reprit sa progression en marchant à tâtons...

 

*

 

Le vieillard dormait du même sommeil agité que celui de l’enfant qui revit sa journée. Il eût été plus jeune, son corps n’eut sans doute pas ressenti les longs sentiers gravis au cours de la randonnée. Mais aujourd’hui, à près de quatre-vingt-dix ans…  

 

*

 

Brusquement un tremblement la parcourut de haut en bas : les muscles de ses jambes menaçaient de se tétaniser tant elle était crispée. Elle arrêta de nouveau sa progression un court instant. Seule, dans le silence et l’obscurité, elle commit l’erreur d’écouter quelques secondes sa conscience : « panique ! panique ! panique ! », semblait vouloir lui répéter à l’infini cette dernière. Elle dut alors faire un effort surhumain pour parvenir à maîtriser ses émotions et éviter de courir vers l’entrée de la maison. Ce n’était pas le moment de reculer ! Elle était venue là dans un but bien précis et elle se devait d’aller jusqu’au bout ! L‘apaisement de sa conscience était à ce prix, elle le savait pertinemment.

 

Le faisceau lumineux découvrit la seconde porte, un peu plus loin sur la gauche. Prenant une profonde inspiration, elle se glissa brusquement dans la nouvelle pièce. Un salon immense apparut, qui se révéla tout aussi vide que la cuisine visitée précédemment. Au centre de la salle, une luxueuse table en marbre, sur laquelle était posés un quotidien et une paire de lunettes, attestait de la richesse du propriétaire qui avait, de surcroît, parachevé la décoration avec un lustre monumental digne d’un château du XVIII siècle. Une cheminée, toute aussi imposante, occupait une bonne partie du mur du fond et témoignait de la grandiloquence de l’occupant des lieux. Sur le linteau de pierre, plusieurs photos de petits vieux trônaient à coté d’une composition florale. Elle se pencha sur les clichés pour y lire les prénoms inscrits au bas des cadres : Lucienne Granger ; Anselme Rouard ; Bernard Trévor. Des patronymes qui réveillèrent aussitôt en elle une immense douleur. Ils payeraient ! Tous ! Tôt ou tard !

 

Tout en essuyant les gouttes de sueur qui perlaient sur son front, elle sortit de la pièce et entreprit de gravir l’escalier…

 

*

 

Il y avait bien longtemps que le vieil homme s’était risqué à arpenter le cirque de La Pierroux : trop âgé ; trop fragile ! Et puis la vieille Sylviane ne l’eut pas laissé faire. Mais depuis deux jours, cette dernière était descendue sur Bourg-la-Passante afin d’y seconder sa petite-fille qui venait d’accoucher de son troisième gamin. Alors, le petit vieux, opportunément, en avait profité pour renouer avec sa véritable passion au mépris de tous les dangers : il avait chaussé ses godillots, ressorti son vieux pic de marche, enfilé son béret noir, et il était parti de bon matin à l’assaut des cimes. Ah ! si cette bonne Sylviane Legrand avait été là, comme à l’accoutumée, assise sur sa chaise devant sa maison à surveiller les moindres faits et gestes de la rue, quel sermon il aurait entendu !

 

*

 

Elle commença à gravir les marches une à une, usant d’une délicatesse infinie pour poser le pied et redoutant à chaque instant le sinistre craquement qui pût réduire à néant tout son plan. Heureusement, l’escalier était en chêne, ce bois noble dont la fierté n’avait d’égale que la dureté. En définitive, seuls les battements de son cœur semblaient rompre le silence absolu de la grande demeure bourgeoise : ba-boum ! ba-boum ! ba-boum ! Une nouvelle fois, elle s’arrêta pour apprivoiser l’anxiété qui tentait maintenant de s’immiscer au milieu de sa raison. Elle se força à penser à autre chose, à cet oiseau majestueux qu’elle avait vu voler très haut dans le ciel le matin même. Un aigle, sans doute… Un rapace, à coup sûr.

Bientôt, apaisée, elle posa le pied sur le pallier…

 

*

 

Éreinté par sa longue course en altitude, le petit vieux n’avait pas eu le courage de souper. Tout juste avait-il pris le temps de nettoyer ses godillots, d’accrocher son béret noir, et il était monté se frictionner les mollets avec un onguent de sa préparation, une recette de l’ancien temps dont il détenait fièrement le secret.

« La seule pommade qui vaille ! » aimait-il à répéter aux anciens du village qui, parfois, s’amusaient à le taquiner.

 

*

 

« Est-ce que tout un chacun peut, un beau jour, se métamorphoser en un assassin ? » se demanda-t-elle à la vue du long couteau de cuisine qu’elle tenait à la main. Elle qui avait toujours cru que l’homicide était l’apanage du sexe masculin ! En fait, elle connaissait déjà la réponse à cette question : oui, lorsqu’on se retrouvait face à l’ignominie des hommes, il n’y avait pas à hésiter ! Elle était là pour venger la mort d’un enfant ; le crime passé n’était-il pas suffisamment horrible pour qu’elle se fasse elle-même meurtrière ? Un gamin d’à peine trois ans... Un innocent... Mais pourquoi tremblait-elle, dans ce cas ? Était-ce un signe de faiblesse ? Peut-être n’était-elle pas encore prête à tuer ? La haine farouche qui l’animait ne laissait pourtant planer aucun doute. Avaient-ils hésité, eux, les habitants de Saulniac-le-Haut ? Non, à aucun moment. Alors, son bras devrait s’abattre avec détermination, sans aucune ambiguïté.

 

Elle posa la main sur la poignée et entreprit d’ouvrir la première des trois portes du pallier…

 

*

 

La couverture remontée jusqu’au cou, le vieillard, plongé dans un demi sommeil, entendit un bruit de l’autre coté du mur de sa chambre. Oh ! rien d’extraordinaire. Juste un petit frottement, à peine audible, suivi d’un léger grincement, comme lorsqu’on ouvre une porte. Mais cela nécessitait-il vraiment une vérification ? Fallait-il se lever pour un bruit dont le petit vieux ne savait déjà plus s’il était réel ou imaginaire ?  Ses muscles endoloris répondirent à sa place : l’homme se retourna dans son lit et laissa son esprit l’emporter dans un autre univers…

 

*

 

Le grincement de la poignée résonna dans toute la villa. La femme sentit un nouveau frisson glacé lui parcourir l’échine. Elle éteignit sa lampe, s’arrêta de respirer et écouta… Pas un bruit… Deux, trois minutes se passèrent ainsi, dans le noir... Mais au bout du compte, rien d’autre qu’un silence presque solennel.

Elle ralluma sa torche, poussa la porte délicatement... et découvrit une minuscule salle de bain composée d’un lavabo et d’une toilette. Déçue, elle détourna aussitôt son regard sur l’ouverture située à sa gauche.

 

*

 

Il arrivait rarement que le vieil homme fût emporté dans un cauchemar. Pourtant, cette nuit-là, il rêva d’une forme, une silhouette, quasi inhumaine, qui brandissait un couteau au-dessus de lui.

 

*

 

Cette fois-ci, le hasard s’était fait son complice : elle se trouvait maintenant dans la chambre du petit vieux. Dans la pénombre, elle devina un corps étendu, vraisemblablement recouvert d’une couverture de laine défraîchie. Elle avança, le cœur battant à tout rompre. C’est alors qu’elle perçut la respiration régulière du vieil homme : un souffle à peine audible, fragile, qui se détachait du silence comme l’eût fait le léger tic-tac d’une montre. Tic... Inspiration... Tac... Expiration... Tic... Inspiration... Tac... Expiration... Tout en écoutant religieusement le rythme éthéré de cette vie qu’elle tenait quasiment entre les mains, la femme retira son tee-shirt, libérant ainsi deux seins trempés de sueur. Le torse nu, elle entonna alors une berceuse, doucement, tendrement, d’une voix suffisamment basse pour que le vieillard ne se réveille pas. C’était la comptine préférée de son enfant, autrefois. Elle chanta quelques secondes, hébétée, les yeux tournés vers le passé. Puis, une fois la mélodie terminée, elle s’approcha du corps, brandit son couteau et frappa. Elle frappa encore et encore, à n’en plus finir. Le sang gicla aussitôt et l’aspergea, ce qui eut pour effet d’accroître encore la violence de ses coups. Elle parut dès lors galvanisée par ce liquide chaud et gluant : plus le couteau s’enfonçait dans la chair flétrie, plus elle ressentait la délivrance, la satisfaction qu’elle avait attendue depuis tant années. Bientôt, le ventre du vieil homme ne fut plus qu’une immense plaie, une charpie innommable, dont la couleur se confondait avec celle des draps maculés de sang. Elle sortit alors de sa torpeur et regarda son œuvre, ses yeux exprimant une terreur proche de la folie. Subitement, elle reprit conscience. Elle ramassa alors son vêtement et quitta la pièce sans même se retourner. Quatre à quatre, elle descendit les marches de chêne, emprunta de nouveau le corridor aux murs blancs et marqua un petit temps d’arrêt devant les godillots et le béret. Enfin, elle revêtit son tee-shirt et sortit de la maison.

 

Lorsqu’elle quitta le jardin de la riche demeure, elle se mit à pleurer.

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